GILLES BALMET

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L'OEIL DU RODEUR

Le désir accompagne toujours une perte. Mais il accroît le sens du regard, le nôtre qui n'arrive jamais à sonder tout à fait cette relation que nous entretenons avec ce qui se dérobe. Ou ce qui reste hors d'atteinte, je voulais écrire hors d'attente, comme si regarder beaucoup, et longtemps, sans compter donc, allait épurer l'image, allait porter à son comble la constitution même de cette image, la requalifiant en la rendant intenable, impossible, durable dans ses incertitudes. Rétive à l'explication. Furtive devant le commentaire. Et insistante lorsqu'elle se loge au fond de votre rétine. Gilles Balmet excelle dans ces mouvements, il capte avec un égal bonheur teinté de subtile perversité ce qui s'apprivoise et échappe, un corps, une couleur, une forme et sa répétition, un écoulement, un oiseau, les branches d'un arbre, les hommes d'en face, ce que l'univers propose humblement comme croisements, ce que le geste fait avec la matière, ce que l'eau fait à la couleur, ce que l'image fait pour le décollement des prunelles, nous y revenons, c'est fragile et c'est exaltant, les dieux retiennent leurs rires, le regard reprend ses billes qui roulent, qui roulent, les pièces du puzzle seront tôt réunies.

La perte est extravagante : c'est celle des repères, du contrôle. Il y a bien sûr des procédures, des choix dans un cadrage, des décisions quant aux supports. Mais toujours la surprise marque le coup de grâce. La symétrie, dans les toiles notamment, légèrement se tord, il fallait devenir aveugle, en retrait, presque absent pour que le monde se reconstruise, qu'il s'affirme défiant l'humeur, qu'il arrache un pan inattendu au réel. Gilles Balmet ne veut pas tout contrôler, plus : il affecte l'absence, mais il garde ouvert un œil, celui d'un rôdeur qui sait qu'auront lieu la défaillance ou un jaillissement heureux ou le déploiement d'une parure.

La parure, noire. L'écran diffuse ces fractures sombres sur un ciel tendu comme une toile. Des éclats bougent à la façon des notes musicales qui cherchent à s'échapper de la partition. Il y a du temps. Les notes sont actives, l'agitation fébrile. Y a-t-il place pour un récit ? Je ne sais pas très bien. Il me semble que cette fenêtre (celle qui donnait sur le monde ?) se soit retournée, peu à peu un second paysage se glisse sous mes paupières, ce que j'apercevais à l'œil nu s'est logé derrière les pupilles, il y un certain plaisir à vivre cette opération, une jubilation même me gagne, j'ose évoquer l'étendue des dégâts comme une étendue joyeuse, irrépressible. Piquant ma curiosité, les oiseaux ont émigré dans le jardin nocturne. J'imagine leur mutation lorsque je me retrouve devant des formes postées telles des dieux nés de pliures et de renversements. Elégants, vêtus de nuit, ils sont les gardiens d'un rêve que je cherche à retenir et qui fuit. Où rien ne pèse. Préparant des parades légères.

S'il y a une joie, existe aussi une inquiétude à voir, scruter, attendre, et ne pas voir, dévoir, avoir perdu la clé. Quand j'aurai retrouvé cette dernière, le film sera achevé.

En attendant, se déroule une scène dont les protagonistes sont les auteurs imprévisibles, et imprévoyants. Le désir de film ménage bien des surprises. Je songe plus à ce qui relève d'un décentrement qu'à une auscultation du réel. Néanmoins, je pourrais me voir confronté à un espace documentaire qui ne narre rien d'autre que ce qui m'est présenté. Mais chaque fois quelque chose résiste. Ces lutteurs en fin d'exercice ou ces hommes de chantier pendant leur pause agitent autre chose que ce que je crois percevoir. Ils sont littéralement des personnages, ils participent d'un tissu poétique tordu jusqu'à l'extrême, ils m'obsèdent. Ils me menacent. En tout cas ils menacent la validité de mon regard. Méconnus, ils semblent se préparer pour une cérémonie dont je voudrais ignorer l'issue. Entre eux et moi, un espace grandit prenant les dimensions d'une fracture. La répétition des gestes, la suspension qui les conduit en font des protagonistes violents. Car dans ces phrases interminables où se déchirent mes certitudes, j'entends mon corps prendre la place de celui qui scrutait, derrière la fenêtre, qui attendait, je deviens le prédateur. Jusqu'à ce qu'ils sortent de l'image, deux hommes ont bouleversé ma tranquillité de regardeur.

Ce pressentiment qu'un sens, sourd, peut à tout instant venir percer le temps, les peintures en sont également l'écho saisissant. Comme dans les reflets tressant leurs fils, décousant et recousant des surfaces stables et mouvantes, annulant des géographies qui renaissent sans cesse, prenant la place de l'air comme du désir, aux bruissements vertigineux, modulant la note pour que batte une figure dans une langue.

Pierre Giquel