GILLES BALMET

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Lui, il voit.

Dans le lointain, deux hommes s'affairent sur un toit. Ils marchent, ils évoluent avec adresse sur le pentu zingué. En fait, ils travaillent. Avant, je me serai attachée à reconnaître leur geste, à tenter de savoir ce qui se tisse comme intrigue. Après la vision de "Workers", vidéo de Gilles Balmet, je les vois autrement. Sa captation d'un moment identique pose le regard vers le spéculatif fictionnel ; et de cette situation ordinaire apparaît un regard habité de sous-entendus assumés. Ces hommes en bleu de travail, circonstance ou coïncidence, aux corps musclés, athlétiques deviennent les acteurs d'une histoire sans parole. Ils ne travaillent plus, ils jouent un drame dont on attend le dénouement avec un intérêt croissant. Serions-nous amenés par cette saisie autant discrète que voleuse à devenir voyeurs ? Aurions-nous eut envie, nous aussi, de retenir le trouble de ce moment pour construire une petite histoire ? L'art donne la faculté de voir, de considérer notre quotidien autrement. Avec plus d'intensité. L'artiste dérobe au banal son assoupissement et nous réveille avec lui. C'est vrai, ces apollons ne se savent pas regardés et simplement par ce qu'on les voit cadrés dans l'image, ils deviennent des comédiens, ils dansent, ils se rapprochent, se parlent et nous sommes happés dans cette observation distante. On croit à une mise en scène. Il ne s'agit que d'une mise en regard. Comme Manet avec son bouquet de pivoine, comme Chardin avec sa pyramide de fraises, comme Léger avec ses ouvriers. Abstraire, cadrer, donner à voir là où le regard de l'artiste se fixe, là où il fait œuvre. Seuls les moyens changent et la capacité à dégager de l'ordonnance des moments par leur étrangeté. La caméra introduit l'écart d'une temporalité. Le langage est nouveau, mais il poursuit cette aptitude des artistes à donner un regard. Ils ne laissent pas traîner un œil, ils attrapent ce qui les entoure pour donner une qualité, amplifier la nature et par un geste artistique, ils font d'un temps sans qualité un réel dont on ne peut se détacher.

Ainsi, Gilles Balmet ouvre la fenêtre de son atelier. Il fait beau. Une douceur si particulière de la fin d'après-midi adoucit les contours des façades du quai. Sensation sereine de l'existence pour tous où la mélancolie se teinte de douceur. Mais lui, il voit. Il voit au-delà. Alors en se saisissant de sa caméra, il construit une image plus forte qui ne fera pas que restituer ce moment d'attendrissement, de basculement du jour. Il construit une image plus forte encore. Il crée une image sur l'ouverture du regard. Le paysage se gratifie de cette étrange particularité intériorisant le plaisir de la fluidité de la lumière. Ce n'est pas dans le paysage qu'est l'enjeu des images. C'est juste l'attention à ce moment où le jour bascule, ce moment où la lumière est si belle, où l'humeur se modifie, où la nature se colorise avant de s'absorber dans un noir qui efface les contours. Juste avant. En le fixant pour le dupliquer il l'ouvre et donne au spectateur la possibilité de ne plus le laisser filer dans un lendemain sans en avoir saisi la fluide beauté. Retenir cet instant, c'est faire la métaphore, la reprise d'un basculement. Quelqu'un chantait " retiens la nuit ", on avait le cœur serré.

L'art sert à ça. Nous faire passer des petites émotions fugitives à des moments convocables à leur simple évocation. Il y aura désormais le paysage du bord de Seine et les images de cette berge ; en allant de l'un à l'autre je vivrai plus intensément. Deux temps de regards et je ne pourrais choisir l'un plutôt que l'autre car les deux me sont nécessaires maintenant. La création nous ouvre (comme l'œuvre) des voies se combinant, elle nous procure un paysage intérieur, espace libre.

Mais décidément, ce Gilles Balmet nous force à voir. Aller au plus près des choses, creuser des images latentes. Avec une caméra, il trafique la réalité, les fait rentrer dans un langage nouveau, personnel qui donne au banal une qualité inconnue. Des maçons deviennent des stars, la vue un univers du temps. Avec la peinture, il franchit allègrement des repères du débat dépassé entre abstraction et figuration. Il retire du monde des éléments pour mieux nous les faire surgir, insistant sur cette volonté de montrer. Voilà, une galerie de monstres et de "moi profond". On comprend vite que les tests de Rorschach servent de prétextes, de tremplins pour aller au de-là des apparences et ces figures, investies de lectures inconscientes, nous égarent entre sujet et forme. Devant cette accumulation, on est perdu. Noyé dans une résille graphique, on compare les éléments de cette entomologie effrayante, leur qualité graphique, leur dessin insidieux. On s'identifie puis on retire notre adhésion pour mieux revenir dans des lectures introspectives. Additionnés, ils perdent leur pouvoir autoritaire psychologisant et notre " fort " intérieur est sollicité. Notre désir de voir poursuit l'idée que la peinture n'est pas une question de sujet mais relaie un enchaînement des formes. L'aveuglement à une direction qui permet de passer d'un registre à l'autre. On poursuit l'œuvre en repensant à la fonctionnalité liée à ces formes et leur nombre ne nous aidant pas à choisir une identification possible, on se demande si on n'aimerait pas être celui-ci avec ses petites antennes si mignonnes, ou celui-là ramassé, prêt à bondir, à dévorer le monde. Donc, ça marche son histoire, ses strates de lecture. Plus on arrive à identifier la complexité des questions en s'appuyant sur une forme simple, plus naît une ampleur de l'œuvre. On est envoyé de ces portraits percés à cœur à ce qui autorise l'enjeu d'un médium. On multiplie les formes à l'infini et l'on se cogne dans l'idée du all-over réinterrogé. Toute cette population de spectres nous parle de la dimension, de la nécessité de voir le tableau comme un recouvrement d'une toile en deux dimensions, formule picturale chère à Matisse. Comme dans les vidéos, la duplication de l'espace creuse la profondeur pour mieux la rabattre à la surface.

Décidément, Gilles Balmet amène par touches des questions. Comme dans ses " Winterdreams ", ce ne sont que des arbres images raclés, voire des coulures sur un fond gelé, et pourtant on construit un paysage. On boucle les questions sur ce leurre. La réalité et la facture s'accordent pour croire à un nouveau sens du paysage. Et quel paysage !!! Celui glacé des arbres gelés dans un paradis de neige, à moins que non, il n'oserait pas. Et bien si ! Ces arbres s'érigent dans l'univers de nos pensées qui se teintent d'érotisme et le paysage devient un monde de rêves. Pour tous. Parfois, cela se joue de notre capacité à voir. Mais les œuvres ont la fonction de nous transporter dans un univers qui, englobant notre monde, nous impose de voir mieux.

Marie-Claire Sellier

12/06/05