Gilles Balmet

http://gillesbalmet.free.fr

Texte de Jacques Py 2011

Catalogue Parallèles / Editions de l'Agart

Gilles BALMET

Hors Paris, Gilles BALMET travaille principalement à Grenoble dans l'ancienne manufacture de son arrière grand-père, maître verrier, où des reliquats de matériaux et de plaques de verre coloré occupent encore partiellement les espaces. L'artiste s'assigne à résider très régulièrement en ce lieu marqué d'une présence artistique et familiale, et l'atelier, sous ces auspices bienveillants, lui permet de mener de manière décomplexée toutes sortes d'expériences picturales.

Et dans ce contexte, le terme de manufacture ne serait pas plus approprié pour définir le territoire d'un artisanat ? À l'intérieur de cet espace de production, la main est valorisée et dans la diversité des réalisations de Gilles Balmet, il semble bien qu'une majorité de ses oeuvres doive bien son jaillissement non pas d'une démarche conceptuelle, qui cependant est loin d'être exclue, mais bien d'une expérimentation plastique qui se poursuit continûment. Par ses gestes et les techniques utilisés, Gilles Balmet provoque, puis contrôle, les rencontres entre les outils, les matériaux et les matières grâce à des protocoles de travail plus ou moins sophistiqués. La peinture, comme le dessin, le découpage, l'encre, le fusain, quels que soient les supports requis et les ustensiles employés, tous sont redevables des savoir-faire issus de la pratique que l'artiste acquière dans la répétition d'un geste, d'un mouvement ou d'un tour de main, et qui mettent à l'épreuve des substances colorantes avec leurs subjectiles. De l'une à l'autre des séries qu'il constitue ainsi, on y repèrera aussi bien des déclinaisons, ou des liens évidents, que les ruptures radicales qui sont nécessaires à l'émergence d'autres perspectives de travail. L'observation des effets issus d'un maniement empirique viendra fonder l'élaboration d'une règle de mise en œuvre que l'artiste utilisera jusqu'avant qu'elle n'évolue en une habileté ou un simple effet de la technique. Auquel cas, la série prendra fin.

Au cœur d'une région entourée de massifs montagneux, dans cette fabrique étanche à cet environnement, malgré les manipulations auxquelles s'adonne Gilles Balmet, ses oeuvres conservent avec le réel une force imageante générée par les mises en pratiques de ses matériaux où paradoxalement une part d'aléatoire reste néanmoins préservée. Avec ses procédures de travail, l'encre en particulier affirme sous ses multiples utilisations une inventivité graphique autonome que, nonobstant, l'imagination du spectateur viendra combler en projetant des interprétations réalistes. Mais plutôt qu'une topographie repérable en un lieu et un temps donné, ses peintures évoquent des espaces fictionnels, les Zones ignorées du paysage plongées dans des vicissitudes climatiques multiples. Ces représentations supposées d'un imaginaire géographique, plus romantique que physique, s'en remettent donc au hasard des matières pour naître en évocations plus ou moins affirmées sous le regard des spectateurs. Waterfall, Ink Mountains, Éruption, Chemical landscapes, Nouveaux territoires ou bien Erased Landscapes, à la lecture des titres de ces séries, nous sommes toutefois en droit de prendre en compte une intentionnalité initiale de l'artiste qu'il ne serait pas incongru dès lors de qualifier de peintre de paysage. Mais à quelles réminiscences de paysage s'attache-t-il lorsque, par la gestuelle de ses mises en œuvre, il fait glisser sur ses feuilles vierges ses matières et ses outils ? Somewhere, Elsewhere, Anywhere out the World… Pourquoi se refuse-t-il de regarder la réalité en face pour ne s'en remettre qu'à ce que des formes incertaines de la peinture peuvent lui suggérer d'elle pour s'y réfugier comme dans un espace rassurant, discernable sans plus mais non localisable ?

À la suite de William Turner, les Impressionnistes, les Nuagistes ou certains Abstraits, tel Olivier Debré dans la vallée de la Loire, ne se sont-ils pas tous, au-delà des configurations topographiques, imprégnés des variations atmosphériques, des brumes, des vapeurs, des états fluides et insaisissables de la nature alors même qu'ils se saisissaient de la peinture pour désigner avant tout les états de sa présence matérielle sur le papier ou la toile ? Plutôt que le dessin d'une forme, les humeurs de la montagne émergent ainsi des bains d'encre et d'acrylique de Gilles Balmet. Par analogie, on ne s'étonnera pas ici des rapprochements possibles entre le vocabulaire pictural et graphique repérable dans les oeuvres de l'artiste et celui d'un glossaire propre aux aléas atmosphériques, aux mouvements telluriques, à une description générale des états aquatiques, terrestres et aériens du monde. Ses ruissellements de couleurs sont comme les déferlements d'eau d'une cascade, ses brumisations d'aérosols évoquent les bruines, ses estompages de fusain diluent ses formes dans un brouillard. Les auréoles d'aquarelle forment des flaques, les gommages inscrivent leurs érosions à la surface des dessins, les éclaboussures deviennent des éruptions volcaniques… Fluidité et stagnation, sècheresse et humidité bornent ainsi les curseurs que l'on peut régler pour qualifier les modalités de sa peinture à l'image d'une météorologie capricieuse passant du déluge tropical des peintures détrempées à l'aridité saharienne d'une mine graphite. La feuille gorgée par l'assaut impétueux des trombes d'eau refuse le dépôt homogène des acryliques, elle en fait des sédiments, comme une rivière en crue abandonne sur ses berges les vases qu'elle charrie. Les œuvres de Gilles Balmet n'échappent pas ainsi à une lecture métaphorique des composants éphémères d'un paysage. Malgré la variété formelle de cette oeuvre, maintenant nous pourrions avancer la définition " d'abstraction gestuelle pictographique ", comme d'un dénominateur commun qui la qualifierait. Sa fascination pour le test de Rorschach qui conduisit Gilles Balmet à produire des ensembles d'œuvres fondées sur une obsession de la symétrie provoquée par un transfert par pliage d'une ligne d'encre, éclaire alors notre proposition. Au procédé mécanique de mise en œuvre répondra la disponibilité des formes aux multiples interprétations imagées. Comme sa vidéo Tooth-picks mettant en scène des poignées de cure-dents jetées comme pour un rituel de divination, la duplication spéculaire de son image fait naître des figures allusives de grotesques dont il devient possible d'interpréter les physionomies comme des présages. De même, avec une autre œuvre vidéographique Magnetic fields, la limaille de fer se déplace et s'agrège par l'attractivité d'un aimant, pour jouer du passage incessant de l'informel à des figures repérables de monstres.

Dans une approche chronologique de l'Histoire de l'Art, l'Abstraction est un mouvement artistique parfaitement daté et repérable dans ses écritures et ses enjeux plastiques. Aujourd'hui, bien qu'Hans Hartung ne renierait pas un parrainage de la série Erased Landscapes et même si les peintures de la série Traces graphiques (c. 1957) de Bernard Réquichot ne sont pas non plus sans trouver un écho dans les Black Pearls, l'opposition entre abstraction et figuration est désormais totalement caduque. Il n'en reste pas moins que la question d'un abandon de l'abstraction, telle que cela s'est posé pour une génération d'artistes après la Seconde guerre Mondiale, nous révèle que pour partie d'entre eux la figure se réinventa à partir de l'expressivité d'une gestuelle intentionnellement non figurative. Le parcours pictural de Gilles Balmet s'arrimerait bien dans des problématiques analogues par une stratégie de délégation aux fluides et aux incompatibilités des mélanges qui lui permet de faire prendre en charge une émergence des images, sans pour autant renier sa tenue à distance de la réalité. Comme la résurgence d'une source, cette dichotomie forge chez lui le constant basculement entre matière et représentation, entre hasard et contrôle, entre expressif et décoratif, entre un rejet du réel et la pulsion de sa réinvention.