Gilles Balmet

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Texte d'Elisabeth Chambon, conservateur du musée Géo-Charles

Catalogue Gilles Balmet / Somewhere here on Earth / Fage éditions


Laisser passer le temps.


Faire s'écouler le temps à la surface du papier, de la toile ou de la photographie dans la logique du corps avec l'outil brut de la vie et du regard.

La démarche de Gilles Balmet s'inscrit dans l'idée qu'une image se dévoile mais jamais comme on aurait imaginé qu'elle se donne. Un présent impulsif dans l'encre ou la peinture, soufflée, pulvérisée ou transférée, dans un relevé " presque sismographique " comme l'artiste le précise. L'oeuvre devient surface d'accumulation par une série de gestes élémentaires dans un désordre guidé. Sans pour autant négliger la symétrie (récurrente dans les travaux) Gilles Balmet cultive sa disponibilité aux changements et aux surprises, vers le mouvant ou l'impalpable caractéristiques de ses oeuvres. Comme un organisme avec sa vie propre, ses aventures, l'art de Gilles Balmet se refuse à devenir l'objet de quelque classification que ce soit. Son art se construit au plus près des intuitions, mais aussi dans un scénario de " rapt " d'images, dans une élaboration très personnelle et ceci dans une apparente neutralité. L'artiste parfois s'éclipse pour mieux laisser forme et couleur investir l'espace. Un geste-image pensé comme une attitude et vécue comme telle, acceptant les possibilités du fantastique et pourquoi pas de l'élément érotique qui comme dans la musique de Prince (titre d'une de ses chansons repris pour l'exposition) polarise l'attention de l'autre par son corps. Il y a du corps dans cette démarche séductrice qui détient l'éventuelle décision de maintenir une tension suspendue: quelque chose aussi entre innocence et risque à être.
Gilles Balmet sait à merveille interconnecter les territoires, les savoirs, les imaginaires culturels (notamment japonais) et se faire complice d'autres oeuvres et d'artistes qui l'inspirent. Qu'il peigne, dessine, filme ou photographie, l'idée de faire apparaître ou disparaître ne fonctionne que pour signaler l'immatériel. Ses projets s'inscrivent dans des domaines très différents et ne sont liés que par une méthode de réflexion et de travail simple de manipulations, de mouvements, de procédés irréductibles à des normes. Cette posture empêche toute catégorisation mais livre une lucidité au monde, un univers jamais balisé. Gilles Balmet cultive le retrait voire un certain " dégagement ", brouille les limites en gardant le contrôle. Toutes les synergies aboutissent à sa main. Il donne à voir ainsi des formes, ou in-formes, comme nées de non-lieu, dans une sorte de non-agir. En effet d'autres lois régissent ces contrées, où nous sommes n'importe où, c'est-à-dire nulle part (je pense plus spécialement à la série des Ink mountains.) Cet imprévisible plus ou moins dompté, ne se fait qu'au regard d'un usage du support (papier plié, trempé, baigné) et de la matière colorée, de leur supposé jeu d'addition ou de soustraction.

Des paysages (est-ce le bon terme ?) plutôt espaces de conspiration du hasard, chasseur infatigable. " Combien de royaumes nous ignorent " disait Pascal; ceux de Gilles Balmet semblent ouverts, même si leur lieu d'être reste énigmatique et aléatoire. Il régente leur sort, les fait glisser vers autre chose qui ne dit pas son nom mais épouse le trajet de la main qui l'a lancé. Pas de préalable, c'est être juste dans l'accident, s'y tenir, dans l'invisible, juste attentif à dérégler le temps vécu. Les séries se combinent les unes aux autres en une sorte de généalogie parfaitement assumée.
Ses oeuvres naissent de décisions exprimant une somme de choix : encres colorées, cuve de trempage, bâche, pipette de produits cosmétiques, flacon distributeur, vaporisateur... un arsenal de boutiquier qui suppose de s'être débarrassé de la logique d'une poésie trop avenante mais qui privilégie la mise en doute du réel tenu à distance respectable. Des matériaux avec lesquels l'artiste s'éprouve lui même comme un " joueur " et prend ce risque dans l'espoir que quelque chose de ses expérimentations laborantines se révèle..La surface animée qui en résulte peut alors se lire spatialement et temporellement. Elle se définit comme événement mais en refuse tout spectaculaire. Rien n'est objet, mais trajectoire, dépôt, quête du plus lointain et du plus proche, et toujours comme dans les séries Nid, Construction lines ou Breaking the lines de 2010 cette note noire qui croise toutes les possibilités de l'encre, des plis et surtout de la ligne, du geste à main levée. Mais à décrire trop minutieusement, on ne sait plus de quoi il s'agit. Sans faire appel au psychisme (parfois réducteur) on peut imaginer le souffle d'un passant, tout de suite ailleurs, on devine dans l'enchevêtrement des lignes et taches, le vif de sa présence, apparue/disparue. La perception est toute de saisissement. Forme et informe se rendent visite, libres de toute anticipation formelle. Ciel et sol confondus dans les séries Reliefs ou Éruption (2010 également) où s'attardent des champs de forces, zones en friche ou échouées, tout peut y intervenir et dans n'importe quel ordre : monde friable où l'être précipite ses pas sans dire d'où il vient pour continuer sa course errante.

Il y a enfin dans ce travail comme "le style de vie de jeune artiste " qui fait déborder le discours habituel. Par-delà le temps, par-delà le corps, la variété des éléments utilisés, les sédimentations qui en résultent composent une sorte de famille qui aurait laissé de côté toute effusion ou attitude émotionnelle.
Ce n'est pas le temps compartimenté qui régit cette démarche mais plutôt le temps de l'exploration, d'un processus de création complexe qui s'invente un monde au croisement du dehors et de l'intime.

Elisabeth Chambon
Conservateur du musée Géo-Charles



ENGLISH TRANSLATION

 

Letting time go


Getting time to pass on paper, canvas or photograph, in the logic of the body, with the raw materials of life and perception.

Gilles Balmet’s approach derives from the idea that an image never reveals itself as we might have imagined it doing. Through a series of elementary gestures in guided disorder, an impulsive instantaneity in ink or paint – atomised, vaporised or transferred – becomes a surface for accumulation in a survey which, as the artist puts it, is «almost seismographic». Without neglecting symmetry (a recurring feature), he cultivates a receptiveness to change and surprise in the direction of the labile and impalpable characteristics of his art, which, like an organism living a life of its own, resists becoming the object of any classification. It has a good deal to do with intuition, but also involves «seizures» of images by means of very personal elaborations, and in apparent neutrality. The artist sometimes slips into the background, allowing form and colour to take centre stage. Image-gestures, thought out as attitudes, and experienced as such, accept the possibilities of the fantastic, and – why not? – the erotic, which, as with Prince (one of whose songs gives the exhibition its title), polarises perception. The body comes into this seductive approach with the right to maintain a certain tension, as well as something between innocence and a risk of being.

Balmet has an unerring ability to interconnect territories, facts and cultures (notably that of Japan), and to engage with other inspirational artists and works. In paintings, drawings, videos and photographs, and whether it be a question of appearance or disappearance, he indexes the immaterial. His projects cover a range of domains linked only by a simple thought process and a modus operandi of movements and procedures that are irreducible
to norms. This stance precludes any categorisation, endowing the world with a lucidity that is never wholly defined. He cultivates withdrawal, if not a certain «disengagement» that conceals limits while retaining control. All the synergies end up in his grasp. He displays forms, or non-forms, as though born out of nothingness in a sort of non-action. But other laws govern these lands, where we might be anywhere, in other words nowhere (and here I am thinking in particular of the Ink Mountains series). This more or less circumscribed unpredictability results exclusively from the nature of the medium (folded, soaked, impregnated paper), coloured substances, and implicative games of addition and subtraction.

Landscapes (if that is the right term), or spaces for conspiracies of chance – an indefatigable hunter. “How many realms ignore us”, said Pascal. Those of Balmet are open, even if their “places of being” remain enigmatic and random. He determines their destiny, moving them in the direction of something that does not utter its name, but follows the trajectory of the hand that set it in motion. An absence of preliminaries means being accurate in the accidental, and holding onto it in invisibility, while making sure to deregulate lived time. The different series interact, in a perfectly assumed genealogy. Balmet’s works derive from decisions that express a number of choices: coloured inks, immersion tanks, tarpaulins, phials for cosmetics, dispensing flasks, vaporisers – the paraphernalia of a merchant who, though he feels he may have freed himself from the logic of overly plausible poetry, has some doubts about reality, which he keeps at a respectable distance. Materials are what the artist uses to test himself as a “player”, and he takes this risk in the hope that something of his empirical experimentations will be disclosed.The resulting animated surface can be interpreted, both spatially and temporally. Spurning spectacularisation, it defines itself as an event. Nothing is an object, but there are paths, deposits, quests for the nearest and the farthest; and always, as in the 2010 series Nid (“Nest”), Construction Lines and Breaking the Lines, a black note that crosses the possibilities of inks, folds, and, above all, the freehand line. Over-detailed description is inimical to identifiability. Withoutresorting to mentalism and its possible reductiveness, one might imagine the breath of a passerby, immediately elsewhere. In the clusters of spots and lines one can make out the essence of the artist’s presence, appearing-disappearing. Perception is all in wonder. Form and non-form interpenetrate, free of formal anticipation. Earth and sky merge in the Reliefs and Eruption series (also dating from 2010), with remanent force fields and flawed or fallow territories. Anything can intervene, in any order, in a friable world of hurried beings who do not say where they are coming from, but continue on their wandering way.

In this work, in the end, there is something like “the lifestyle of the young artist” that pushes normal discourse beyond itself. Beyond time and the body also, the variety of the elements used, and the consequent sedimentations, make up a sort of family that has put aside effusions and emotional attitudes. It is not compartmentalised time that dictates this approach, but exploratory time, and a complex process of creation that invents a world at the intersection of the external and the intimate

 

Élisabeth Chambon
Director, Musée Géo-Charles