GILLES BALMET

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Digital Garden

La première qualité du travail de Gilles Balmet est sa subtilité, marque d'un esprit de finesse qui modèle aussi bien la forme que l'esprit et qu'il doit non à l'effort ou à l'étude mais à la grâce de ce "Despejo" dont Gracian fait la vertu suprême et qu'Amelot de la Houssaie traduit avec audace et bonheur "je-ne-sais-quoi". Car l'artiste aujourd'hui n'a que trop de savoir. Dans sa pratique où tout est signifiant, où la décision la plus infime induit des conséquences innombrables, sa connaissance profonde des mécanismes le paralyse plus qu'elle ne le conseille. Vouloir en effet surmonter par l'analyse cette " sensibilité aux conditions initiales ", c'est tomber dans le piège de la dichotomie, s'engluer dans les infinies difractions d'un problème jamais circonscrit. Ce nœud gordien ne se délie qu'au prix d'un acte spontané guidé par un discernement intuitif. Gilles Balmet adopte donc une attitude toute de légèreté, adaptative, et trouve dans un champ parsemé d'écueils le juste point d'équilibre. Tout cela est affaire de réglages, de mises au point infiniment subtiles : L'artiste avance sur une corde raide.

Cet exploit il nous faut l'accomplir à notre tour si nous voulons évoquer sa pratique, le danger qui menace un esprit plus émoussé consistant à figer ce travail dans l'une des catégories bien balisées par lesquels il ne fait que passer et qu'il transcende une

Un certain " art de la prudence " tout d'abord se traduit dans l'œuvre de Gilles Balmet par une absence systématique du grandiloquent ou même du trait dramatique, du discours appuyé. Quelque chose dans ce positionnement un peu humble évoque le cinéma de Yasujiro Ozu avec qui il partage, outre la beauté paisible des cadres, un certain goût pour l'intervalle. Comme le maître japonais a érigé le plan de coupe, élément traditionnellement négatif de la grammaire cinématographique, en élément central, reléguant les drames et les passions à l'arrière plan, Gilles Balmet délaisse les moments privilégiés que la conscience prélève ça et là dans le devenir et s'intéresse aux moments sans noms et sans Histoire qui leur servent de transition. Il filme les voyages en train, l'attente des automobilistes arrêtés à un feu, la pause de deux ouvriers, le moment compris entre la fin d'une séance d'Aïkido et le retour à la vie active où l'on démonte, se déconcentre, se détend, se déshabille… La contemplation patiente et souvent silencieuse de ces moments " en creux " est pour le spectateur une expérience étonnement captivante, peut-être parce qu'alors le regard, libre de s'aventurer hors des voies toutes tracées que lui prépare d'ordinaire le sens pratique découvre un univers riche de petits gestes, d'attitudes, de regards, qui sont autant de signes à déceler et à interpréter.

Pour autant, il faut se garder d'adopter le point de vue réductionniste qui nous ferait convoquer pour parler de ce travail les exégèses déjà stéréotypées sur la beauté des instants fragiles et la captation des choses inconsistantes. Cette " micromanie " là n'est que le symptôme d'une crise de la post-modernité, crise certes positive qui fait suite à un déniaisement (mort de dieu et fin des utopies totalisantes), mais qui voit cependant l'Homme privé des béquilles que lui fournissaient jusqu'alors les grandes perspectives téléologiques. Celles-ci en effet, traversant l'ensemble de ces expériences, lui donnaient foi en un ordre immanent. Une fois nos yeux dessillés, il nous faut compter sur ce je-ne-sais-quoi vitaliste, ce murmure intérieur qui nous met à l'unisson du rythme du monde, pour pouvoir assumer la conscience impuissante de l'hétérogonie des fins. Sans le secours de ce " dégagement " l'artiste désemparé, écrasé par son autarcie et ne sachant plus à quel absolu se vouer perd le sens de la totalité, ne se reconnaît plus pour terrain d'expérience qu'un monde fragmenté, émietté, sans point de fuite et n'a plus pour recours que d'esthétiser son piétinement et de compter sur un attirail de formules toutes prêtes et d'arguments d'autorité qui enrobent et font briller son sentiment d'impuissance. Or Gilles Balmet n'a le goût ni de la mignardise, ni du bibelot, ni du faux second degré du kitsch. L'ironie avec laquelle il détourne un thème archétypal de cet art micrologique est d'ailleurs remarquable. Dans la vidéo Digital Garden il prend en effet pour thème, après Chardin, Van Mieris ou Manet, la bulle de savon, mais c'est pour faire de ce sujet badin, métaphore faible de l'inconsistance, le prétexte à une génération prodigue de formes et de structures quasi architecturales.

S'il nous fallait trouver un antécédent à ces scènes d'apparence anodine, c'est plutôt dans les premiers temps de la photographie et du cinéma que nous les chercherions. Il est remarquable d'ailleurs que la première photographie soit une vue de fenêtre (Nicéphore Niepce, 1826) et les premières séquences filmées une sortie d'usine ou l'arrivée d'un train (Louis et Auguste Lumière, 1895), autant de sujets que l'on retrouve dans l'œuvre de l'artiste. Entre ces séquences et celles de nos contemporains la différence peut sembler minime. Elle concerne à vrai dire l'esprit plus que la forme. C'est que l'accent tonique se déplace de l'objet vers le sujet, que la finalité n'est plus tant la chose vue que le regard lui-même. Les scènes quotidiennes filmées par les pionniers du cinéma ne valent pas en effet pour le charme mélancolique de leur banalité mais sont le prétexte à une réinvention du regard. Le vrai sujet de tous ces films c'est la caméra elle-même, c'est l'œil du cinématographe. Dziga Vertov dès les premières lignes de son manifeste (Kino-Glaz, 1923) souligne bien à la fois cette idée et l'importance radicale de cette invention dont le destin se confond avec l'essor industriel et la révolution en marche : " Je suis le ciné-œil, Je suis l'œil mécanique. Moi, la machine, je vous montre le monde comme elle seule peut le voir. " Ce qui rapproche Gilles Balmet de ces pionniers, c'est son refus de la mise en scène, élément secondaire progressivement mis en place lorsque la fraîcheur du regard mécanique s'émoussait à son tour.

Pourtant il échappe une fois encore à nos velléités réductionnistes : il n'est ni un bon sauvage ni un hibernatus du cinématographe Lumière. Si quelque chose se retrouve dans son travail d'une fraîcheur retrouvée du regard, rien ne suggère cette vision commune aux frères Lumières et à Dziga Vertov du cinéma comme appareil objectif de saisi du réel qui donnerait à voir comme l'affirmait Vertov " la vie en elle-même ", mise en boîte. Ici trouve en effet sa place un nouvel écueil pour l'artiste, un paradoxe ironique qui prêterait à rire s'il n'était au cœur de la querelle qui oppose depuis longtemps l'art à son public. Les artistes en effet, trop consciencieux et trop respectueux pour servir au grand public les charmes vulgaires et les pièges grossiers qu'il leur réclame, sapent leur propre piédestal, démystifient l'Art, montrent l'envers du décors, révèlent qu'il y a " juste une image " là où le public voudrait se laisser berner par l'illusion d'une " image juste ". Est-ce un hasard si c'est Méliès, un magicien de cabaret, qui a inventé sinon la technique du moins le paradigme du cinéma ? Il n'y a pas lieu alors de s'étonner si aujourd'hui le petit vertige télévisuel du " temps réel " trouve des voix pour le défendre comme hier les tableautins en trompe-l'œil et les Rome de carton-pâte, l'étroitesse d'esprit et l'opportunisme démagogique étant les deux choses au monde les mieux partagées.

Gilles Balmet ne joue pas avec la confusion naïve ou malhonnête du réel et de son image, les trains qu'il met en scène ne nous menacent pas, il laisse le frisson à Hollywood.

Voici donc la fine crête sur laquelle l'artiste chemine, trouvant son équilibre malgré l'appel de deux précipices également menaçants : choisir pour scènes le quotidien, la rue, les voisins, sans donner ni dans la mièvrerie d'un art de genre, ni dans le misérabilisme ; choisir le plan-séquence, exclure le montage, la mise en scène, sans être dupe de l'illusion documentaire.

C'est en analysant de plus près le reste de la pratique de l'artiste que nous pourrons mieux comprendre la nature de cette voie médiane. Gilles Balmet double en effet une pratique vidéo que ses commentateurs rapprochent volontiers du voyeurisme, c'est-à-dire de la consommation directe du monde par le regard, d'une recherche picturale fondamentalement abstraite. L'étrangeté même de cette dualité suggère une articulation complexe et éclairante. Il n'y a peut-être que chez Ellsworth Kelly que l'on trouve cette faculté de conduire en parallèle deux pratiques que l'historien d'art oppose radicalement. Qu'un même artiste peigne de grandes toiles minimales et dessine des plantes d'un trait précis et réaliste est au premier abord déroutant. Cette dualité pourtant, si l'on y regarde d'un peu plus près, est tout à fait cohérente, et la logique en est identique à celle qui structure la double pratique de Gilles Balmet. L'artiste, dans la série des Winterdreams, affirme explicitement la perméabilité de la frontière entre abstraction et figuration mais c'est dans ses dessins où ce type de discours est pourtant exclu que son intention se lit avec le plus de clarté. Ces dessins, en effet, se caractérisent par une difficulté de lecture qui tient à la nature ambiguë des formes tracées. Aucune n'est clairement figurative et pourtant chacune trouve en nous un écho familier. L'enroulement des courbes évoque la forme spiralée de certains coquillages, certains motifs compliqués se développent comme des floraisons. Il semble que l'artiste regardant par delà les formes accidentelles veuille mettre à nu le principe de leur génération. C'est ce que suggérait déjà l'exemple des bulles de savon où Gilles Balmet mettait en avant, plutôt que la notion de fragilité, celle, antinomique, de forme d'équilibre. On pense alors à l'exhortation de Léonard de Vinci à " découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur " (Traité de la peinture). Il y a là, même s'il n'est pas consciemment formulé, un peu de ce vieux rêve, espoir jamais tout à fait éteint, de trouver ce nombre d'or, cette pierre philosophale, qui nous révèlerait tout à coup le grand secret du monde. Moins naïvement, cette tendance traduit chez l'artiste une recherche des essences. Or, en analysant son œuvre vidéo sous l'angle de cette recherche, nous la comprendrons différemment.

Dans ses vidéos les plus réussies, Gilles Balmet utilise à son avantage toutes les limitations inhérentes au format vidéo, limitations aussi bien spatiales que temporelles qui imposent la frontière d'un cadre, suppriment la profondeur et emprisonnent le temps, le privant du devenir. C'est en faisant subtilement sentir ces spécificités irréalistes de l'image filmée que l'artiste parvient à rompre avec l'illusionnisme. L'image vidéo n'est alors plus un reflet du monde, elle se définit au contraire " contre " le monde, comme surface mentale abstraite de la continuité du réel, comme microcosme régi par ces propres lois. C'est comme signes matériels, soumis au régime de nos perceptions ordinaires que tel objet, tel geste, telle attitude étaient vides de sens. Soumis au contraire aux règles de ce petit monde clos, ils se spiritualisent, tissent entre eux des liaisons nouvelles, d'autant plus tendues que ce monde est restreint et instaurent dans leurs relations un ordre parfait. Cette conception, qui peut évoquer Cézanne, doit certainement beaucoup à la pratique picturale de l'artiste. Ainsi s'instaure une perception nouvelle, à la fois " en deçà " et " au-delà " : en deçà des étiquettes et des entraves qui jonchent la raison pratique, et au plus près donc de cette perception pure dont Bergson fait le royaume de l'art ; au-delà pourtant de la polyphonie infiniment discordante des apparences, dans une révélation platonicienne autant que proustienne des essences qui restaure, dans le cadre de l'Art, positivité du sens et perspectives téléologiques.

Le poids positif, le surplus de sens dont se chargent les éléments les plus anodins, n'a cependant rien d'ésotérique. Le savoir de l'artiste est un savoir-faire, un savoir empirique. La positivité irradiant de chaque objet, de chaque mouvement, est liée à son devenir image lui-même. Ce sont ces formes elles-mêmes qui, dans une causalité circulaire, construisent le cadre qui les magnifie. Ainsi, dans la vidéo Aïkido où l'espace d'un dojo est lentement déconstruit, s'oppose aux mouvements désordonnés des jeux, chahuts, et occupations diverses un mouvement sous-jacent auquel chacun concorde et qui trouve une vocation purement formelle : mouvement linéaire du plein vers le vide, de la couleur vers la monochromie, du mouvement vers l'immobilité. C'est ce qu'illustre aussi avec humour un cycle de vidéo ayant pour cadre un chantier et le quotidien de ses ouvriers. L'artiste parasite l'organisation du travail, s'en approprie la main d'œuvre et, filmant les ouvriers depuis sa fenêtre, leur fait produire un surplus à leur insu. Ainsi la vidéo Les peintres, dont le titre dit toute l'ironie, double littéralement le travail des ouvriers, la surface de l'image se superposant à la surface de l'immeuble. Mais, dans ces vidéos, même l'arrêt momentané du travail devient constructif. Ainsi dans Workers deux ouvriers s'accordant une pause spontanée produisent ce " moment de convivialité " si cher à de nombreux artistes, le rappel à l'ordre d'un contremaître marquant à la fois la reprise du chantier et la fin de la vidéo. Une autre vidéo, encore inédite, est exemplaire. On y voit un ouvrier brutalement pris d'une profonde lassitude abandonner contre un muret son outil de travail. L'étrangeté de cet acte, sa profonde sincérité, ainsi que son isolement par un cadre resserré et une durée extrêmement brève en font un geste chorégraphique parfait. Le propos est ici hyperbolique : c'est l'expression même d'un refus d'efficience qui se charge d'une intense positivité. Le regard de Gilles Balmet est donc un regard positif, optimiste, où tout suggère l'idée d'un monde en perpétuelle création, un monde qui sonne plein et où la négativité du temps perdu se transmue en plénitude infiniment signifiante. De même l'artiste convoque le hasard, non pour s'affranchir des règles et des codes mais pour vérifier que, comme l'avait dit Bergson, le désordre n'est que le nom donné à un ordre inattendu, pas un moindre ordre donc mais un ordre nouveau. Dans la série Untitled (Rorschach), les figures tracées dans un geste automatique aussi fulgurant qu'un mécanisme photographique ont en effet la rigueur et la sophistication de cette "géométrie secrète des peintres" que les esprits rationalistes recherchent dans la peinture classique.

L'œuvre de Gilles Balmet doit sa réussite au soin que met l'artiste à nous faire envisager chaque pièce comme un microcosme, un jardin digital, semblable au jardin zen où la nature s'exprime non pas réduite ni prélevée mais quintessenciée.

Benoît Broisat