Modus operandi
"
. La seconde sorte de macule s'exécute avec
l'encre la plus noire, les dessins qui en sont tirés étant
exécutés sur du papier transparent ; ou encore sur du
papier ordinaire placé sur un cadre conçu à cet
effet, équipé d'une vitre transparente pour les petits
formats et de gaze tendue pour les plus grands, à poser debout
sur une table, entre le dessinateur et la lumière.
Le plus sûr moyen de produire une grande variété
de petites formes accidentelles est de froisser dans la main le papier
sur lequel vous allez faire votre macule, puis de le tendre à
nouveau.
Les macules peuvent être plus ou moins intelligibles ou correctes,
à un degré ou à un autre ; mais dans cet ouvrage,
elles sont données sous une forme extrêmement grossière,
afin de pouvoir s'adapter au mieux aux capacités des débutants.
" 1
Les mots écrits par Alexander Cozens résonnent étrangement
au regard des uvres noir et blanc de Gilles Balmet même
si le jeune homme en appelle plus à une observation de l'art
d'un Brice Marden qu'à cet artiste méconnu du 18e siècle
britannique. Mais bien que plus de trois cent ans les séparent,
la méthode que déploie Cozens, trouve une singulière
et troublante contemporanéité dans certaines des uvres
de Balmet. En 1786, il publie A new method of assisting the invenion
in drawing original composition of landscape, un ouvrage court où
il y explique son art de l'assemblage des accidents. Avec le "
blotting ", il radicalise une approche structurante et compositionnelle
à partir de taches d'encre plus ou moins diluées : "
On perd trop de temps à copier les ouvrages d'autrui
et
l'on passe trop de temps à copier les paysages de la nature elle-même
". Ainsi élabore t'il selon un protocole qui ne doit
rien à une impulsivité incontrôlée ou une
quelconque célébration de l'inconscient, un art du paysage
sensible qui inspirera nombre d'intellectuels, de Rorschach aux Surréalistes.
Gilles Balmet exerce aussi ce principe matriciel de la tache, de la
coulure. Mais ses Rorschach à lui (Untitled) sont mâtinés
de dripping " à la Pollock " zestés d'un pliage
" à la Hantaï ". Non pour générer
une quelconque déviance mais davantage pour livrer les méthodes
auxquelles il aime s'astreindre à une sorte d'entropie. Il n'y
a pas vraiment de hasard mais davantage une lutte acharnée pour
se dessaisir de la maîtrise sans s'abandonner à l'illusion
de l'incontrôlé. Balmet sait quelles chimères il
peut nourrir et abandonner totalement son geste n'est pas une condition
à la politique de son geste. Qu'il se déplace autour de
ses toiles et papiers posés au sol de son atelier, qu'il froisse
ses supports, les fasse tremper, les malmène, les baigne, il
ne perd jamais le droit fil de son intentionalité. Ainsi s'empare
t-il du symbole de l'inconscient, les tests de Rorschach pour les transformer
en motifs. Moins une éloge à l'inconscient que l'application
pop de la répétition, un exercice de style qui fait glisser
l'icône vers le motif dans la logique désacralisante du
post-moderniste. En même temps, le 'sujet' est loin d'être
un hasard, bien choisi parce que de telles psychométries véhiculent
une stratégie de polarités : subjectivité/objectivité,
abstrait/concret, synthétique/analytique. Et ainsi de pointer
cette qualité essentielle de l'art de Gilles Balmet, cette permanente
oscillation entre figuration et abstraction, cette propension à
révéler les sentiments, les états d'introspection
qui s'épanouissent dans un entre-deux. Ce qu'Harold Rosenberg
appelait des anxious objects et que Dario Gamboni qualifie d'images
potentielles, ces formes et ces images ouvertes jusqu'à l'indétermination
de leur champ d'action, constituent le nerf de la pratique de Balmet.
Au spectateur de détailler les surfaces, de se laisser absorber
dans les vidéos pour mieux opter pour une logique déductive.
Allusif, le monde empirique de ce jeune artiste se sert néanmoins
d'une certaine sécheresse classique ; d'uvres qu'on dirait
tout droit sorties de gravures de Goya ou Fantin-Latour comme Anywhere
out of the world (issue d'un processus complexe de pochoirs et destructions
des formes) jusqu'à la régularité de paysages presque
zen (Winterdreams). Dans les Mauvaises herbes, réalisées
à l'aide d'un compresseur qui envoie " balader " la
matière, les uvres se chargent d'une violence sourde et
dramatique. Les structures empathiques fonctionnent comme un écran
de projection : tantôt structure concrète et abstraite,
tantôt paysage forestier désolé barré par
quelques lignes de crêtes. Balmet sait embarquer avec douceur
le regard dans ses pérégrinations. " Faire une esquisse,
c'est dessiner des idées ; tacher, c'est les suggérer
" écrivait encore Cozens, poursuivant que sa technique permettait
de " voir véritablement ". Dans les uvres de
Balmet, on retrouve cette donnée suggestive et néanmoins
précise. D'ailleurs, il pousse souvent le regard à l'observation,
cette façon de se plonger dans la matière d'une façon
quasi hypnotique. Et le fantasme de la parfaite symétrie y participe
grandement. A côté des objets et des compositions plus
anxiogènes parce que malaxées, se parant d'informe, la
symétrie ordonne des vidéos et conditionne avec assurance
le visiteur. Qu'il regarde de la poudre de fer glisser le long d'une
plaque de verre, un jeu de bâtonnets se plier à un ordre
dont la règle échappe, il s'accroche avec la même
incandescence à l'interprétation. De prime abord qualifiée
par la simplicité des situations, elle se prend à flotter.
La qualité immersive des images est en effet un redoutable levier
à l'interprétation et entretient la schizophrénie
des sujets actionnés par Balmet. Actionnés plus que mis
en scène car le faire de ces uvres est essentiel tout comme
leur pragmatisme. C'est cette articulation du physique, de la manipulation
à la forme finale contrôlée et assagie qui offre
aux surfaces leur résonance. Une méthode de travail sensible.
Bénédicte Ramade
1 Alexander Cozens, Nouvelle méthode pour assister l'invention
dans le dessin de compositions originales de paysage, Allia, Paris,
2005.
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ENGLISH TRANSLATION
Modus operandi
Bénédicte Ramade
«The second sort of macula is produced with the blackest ink,
the resulting drawings being executed on transparent paper, or again
on ordinary paper placed on a special frame, with a glass cover for
the small formats and stretched gauze for the larger ones, to be stood
on a table between the artist and the light. The best way of producing
a large variety of accidental forms is to crumple the paper one is going
to use to make a macula, then
smooth it out again.
Maculae can be more or less intelligible or correct, to one degree
or another; but here they will be given in an extremely approximate
form, so that they can best be adapted to the abilities of the
beginner.»1
Alexander Cozens words sound strange in relation to the blackand-
white works of Gilles Balmet, who might be thought to have more in common
with Brice Marden than with an obscure 18thcentury
British artist. But although more than two hundred years separate them,
Cozens method finds a singular, and unsettling, contemporaneity
in some of Balmets works. It was in 1785 that Cozens published
his new method, a short work in which he explained his art
of putting together accidents. With his blotting
technique, he radicalised a structuring approach to composition through
the use of more or less diluted ink blots. We waste too
much time copying other peoples works [
] and we spend too
much time copying landscapes from Nature herself. He used a protocol
that owed nothing either to uncontrolled impulsiveness or a celebration
of the unconscious to develop a sensorial landscape art that inspired
a number of intellectuals, from Rorschach to the Surrealists. And Balmet
also applies this matricial principle of the blot and the run. But his
Rorschachs (Untitled) contain drippings in the manner of Pollock, with
foldings à la Hantaï not in order to generate any
kind of deviance, but to impose entropy on the methods with which he
constrains himself. It is not really a question of randomness, but rather
a fierce struggle to free himself from control, without sacrificing
anything to the illusion of non-control. He knows what chimeras he can
cultivate, and totally giving up his method is not a precondition to
its implementation. Whether he moves round the canvases and sheets of
paper that he places on the ground in his studio, crumples his materials,
macerates them or submerges them, he never loses the thread of his intentionality.
He turns the Rorschach test, that symbol of the unconscious, into figures,
but less as a eulogy than as a pop application of repetition,
a formal exercise that turns the icon in the direction of the motif,
in a debunking logic of postmodernism. At the same time, the subject
is far from being random. It is judiciously chosen, because such psychometries
imply a strategy of polarities: subjectivity-objectivity, abstract-concrete,
synthetic-analytic. And this discloses the essential
quality of Balmets art, as a permanent oscillation between figuration
and abstraction, with a propensity to reveal feelings and states of
introspection that blossom in the betwixt and between. What Harold Rosenberg
called anxious objects, and Dario Gamboni described as potential
images forms that are open all the way to the indeterminacy of
their field of action comprise the essence of Balmets work.
It is for the viewer to list the surfaces, and consent to be absorbed
into the videos with the adoption of a deductive logic. The empirical
world of this young artist, though allusive, nonetheless injects a certain
classical dryness into works that could have come straight from Goya
or Fantin-Latours engravings, e.g. Anywhere out of the world (which
resulted from a complex interplay of stencils and the destruction of
forms), or the Zen-like regularity of the Winterdreams landscapes. The
Mauvaises herbes (Weeds), for which a compressor was used
to send material scudding round, are pervaded by a muted but dramatic
violence, with the empathic structures functioning as a projection screen:
now a concrete, abstract structure, now a desolate forest landscape
crossed by ridges. Balmet knows how to lead the eye along in his peregrinations.
Making a sketch means drawing ideas. Blotting means suggesting,
as Cozens also put it, adding that his technique made it possible to
truly see. In Balmets works, one finds this suggestive
yet precise datum. He often drives perception through to observation,
as an almost-hypnotic plunge into matter. And the fantasy of perfect
symmetry is also strongly present. Apart from objects and compositions
that are more anxiogenic, because pushed over into formlessness, symmetry
orders videos in a deft conditioning of the viewer, who, watching iron
filings sliding down a glass plate, or a set of rods entering into an
arrangement that evades reason, clings with equal fervour to an interpretation
which, firstly predicated on the simplicity of the situation, then goes
drifting off. The immersive quality of the images is in effect hermeneutically
invaluable, and it maintains the schizophrenia of the subjects activated
by Balmet activated rather than dramatised, because the making
of these works is as essential as their pragmatism. And it is the articulation
of the physical, from the manipulation to the final form, controlled
and subdued, that gives the surfaces their resonance. A sensitive working
method.
1. In Alexander Cozens, A New Method of Assisting the Invention in
Drawing Original
Compositions of Landscape, 1785.
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