Gilles Balmet

http://gillesbalmet.free.fr

TEXTE D'ANNE-LOU VICENTE / A VOUS DE VOIR / septembre 2009

Catalogue Oeuvres sur papier volume 2 / Edition Marguerite Waknine

 

GILLES BALMET

À vous de voir…


En 2004, Gilles Balmet initie la série " Untitled (Rorschach) ". Soigneusement pliée en accordéon, la toile blanche devient le réceptacle des fils de peinture noire coulant du pinceau que l'artiste promène au-dessus d'elle, dans une chorégraphie aussi prudente qu'improvisée. Cette gestuelle, qui n'est bien sûr pas sans évoquer la pratique du dripping associée au peintre américain Jackson Pollock, Gilles Balmet en fait ici la base d'un procédé - et processus - de fabrication dans lequel interviennent successivement le rassemblement de cet accordéon de toile, puis, une fois la peinture répartie de chaque côté de la pliure, de son " tirage ", terme qui pointe la dimension photographique de cet instant révélateur. Recouvrant sa forme originelle, la toile déployée dévoile alors un ensemble de motifs, lesquels, à l'instar des taches constituant les dix planches du test d'évaluation psychologique de Rorschach, fonctionnent par symétrie - et immiscent d'ores et déjà l'idée d'un voir double. D'emblée, l'artiste inscrit au cœur de son œuvre - dont cette série est à plusieurs titres " symptomatique " et révélatrice - l'importance que revêt la dimension interprétative à son égard. " Que voyez-vous ? " Telle est la question. La réponse, quant à elle, est plurielle. Avec " Untitled (Rorschach) ", mais aussi, bien que d'une manière a priori moins évidente, à travers toute son œuvre picturale, Gilles Balmet " teste " ni plus ni moins notre capacité à voir, mettant sans conteste en défaut la formule tautologique d'un Frank Stella, " What you see is what you see ", pour lui préférer l'idée d'un au-delà du visible, transcendé par l'imaginaire.
D'un bout à l'autre de son œuvre, Gilles Balmet maintient une tension, palpable, entre abstraction et figuration. La première, inhérente à sa pratique artistique, est rattrapée en chemin par la seconde, laquelle procède moins de sa volonté de donner à voir un ensemble précis de formes que de notre besoin " naturel " à vouloir les identifier. Même lorsque le geste, bien qu'aléatoire, semble aller dans le sens d'une prédétermination des formes, celles-ci s'inscrivent au sein d'une réalité flottante, mouvante. C'est notamment le cas de la série " Ink Mountains " (2009) qui, comme son nom le laisse à penser, donne à voir des " montagnes d'encre " dont l'apparition succède à l'immersion partielle de feuilles de papier blanc dans des lavis d'encre de Chine, puis à leur pulvérisation furtive de peinture acrylique dont l'agglomération crée des scories accentuant le réalisme de ces figures. Mais il n'en demeure pas moins difficile, voire impossible, de leur attribuer une topographie immuable : tour à tour lunaires, désertiques ou montagneux, les paysages qu'elles dessinent nous transporte à chaque fois en terres inconnues.
Cette intention est poussée à son paroxysme avec une série comme " Erased Landscapes " (2009) : aux formes harmonieuses et paisibles des " Ink Mountains " s'est substitué un enchevêtrement de traits au fusain et à la gomme dont le chaos fracassant évoque quelque paysage post apocalyptique, en proie à la destruction ou, précisément, à l'effacement. L'artiste évoque lui-même " les ravages de bombardements, l'effondrement du World Trade Center ou encore les décharges sauvages regorgeant de détritus industriels et ménagers au cœur de forêts luxuriantes ". La confusion qui transparaît dans ces dessins, eux-mêmes nés d'un ensemble de gestes rapides, presque impulsifs, se révèle propice à toutes les " visions "… Ce terme prend peut-être tout son sens dans d'autres œuvres très récentes de l'artiste qui, sur la base de séries en noir et blanc - " Ink Mountains " pour " Chemical Landscapes " et " Erased Landscapes " pour " Coloured Visions " -, donnent à voir des paysages hallucinatoires, sous un déluge arc-en-ciel dont les accents quasi psychédéliques détonent avec l'esprit volontiers zen de nombre d'œuvres en noir et blanc de l'artiste. Cette déferlante de couleurs ajoute bien sûr à l'étrangeté qui se dégage de ses œuvres, et au trouble qu'elles sont susceptibles de provoquer.
Gilles Balmet n'a de cesse de rechercher de nouveaux gestes et processus créatifs, et avec eux, de " nouveaux territoires ", titre de l'une des huit séries récentes présentées aux Éditions Marguerite Waknine. Cette dernière constitue la version colorée d'une série précédente intitulée " From Above ", reprenant partiellement le titre d'une installation de l'artiste allemand Wolfgang Tillmans - View from Above (2003) - dont Gilles Balmet admire particulièrement le travail avec lequel il partage, à travers cette série notamment, l'expérimentation et le jeu sur les couleurs et la lumière qui en émane. Pour la réaliser, l'artiste disperse, sur une bâche de chantier en plastique posée au sol, des encres colorées créant sur toute sa surface une sorte de all over bigarré. De différentes tailles, des feuilles de papier préalablement humidifiées y sont déposées puis, après une phase de séchage, sont décollées, révélant ainsi des mondes variablement sombres et luminescents nés de cette mise en contact à la fois minutieuse et hasardeuse.
Oscillant entre les échelles microscopique et macroscopique, les sphères organique et végétale, les registres réaliste et " fantastique ", les étendues complexes que compose l'artiste invitent à de multiples lectures qui sonnent comme autant d'extensions de l'œuvre devenue, à travers le regard, le creuset d'une myriade d'images mentales rémanentes, l'alchimie imprévisible des matières se prolongeant dans l'œil et l'esprit de chaque regardeur.

Anne-Lou Vicente, septembre 2009.

 

ENGLISH TRANSLATION BY HALBO KOOL / EDITIONS MARGUERITE WAKNINE

It's up to you to see


In 2004 Gilles Balmet initiates his series Untitled (Rorschach). The painstakingly pleated white canvas becomes a receptacle for the black paint trickling from the brush the artist takes, in a carefully improvised choreography, for a walk above it. Gilles Balmet makes of this gesturing, that obviously calls tomind Jackson Pollocks' dripping practice, the base of a way and also a method of manufacture by pleating the canvas like an accordion and then, when the paint has been deposited on both sides of the pleats, unfolding the canvas and unvealing
gradually the image, like a photograph in its developer. Once fully unfolded the canvas shows a set of patterns that, like the ten images of the Rorschach psychological evaluation test, function by symmetry and impose instantly the idea of seeing double. From the start the artist puts at the centre of his work - and Untitled (Rorschach) is in several ways " symptomatic " and revealing of this - the importance of the interpretative dimension of that work.What do you see ? That is the question. The answer ismultiple.With Untitled (Rorschach), as with, albeit less clearly, all his pictorialworkGilles Balmet does nothing less than " test " our capacity to see, defying clearly the tautological
saying of a Frank Stella* : What you see is what you see, and preferring the idea of a beyond the visible, transcended by the imaginary.
Throughout his work Gilles Balmet maintains a palpable tension, between abstraction and figuration. The latter, originating less fromhis desire to offer a precise entity of forms than from our " natural " need to identify, catches up with the first, that is inherent to his artistic practice. Even when the gesture, haphazard as it is, seems to point in the direction of a predetermination of the forms these fit at the heart of a floating,moving reality. This is especially true for the Ink mountains (2009) that, as the name indicates, offers us " mountains of ink ",whose apparition results fromthe partial immersion ofwhite paper sheets in Indian ink washes followed by a furtive sparying of acrylic paint, the build-up of which creates scoriae that accentuate the realism of these images. Nonetheless it remains difficult, even impossible, to confer thema set topography: the landscapes they draware in turn lunatic, desert-like ormountanous and lead us time and again to unknown lands.

This intention is pushed to its limit with works like the Erased landscapes ( 2009). The harmonious and peaceful forms
of the Ink mountains have been replaced by a confused profusion of marks of charcoal and gum arabic, the shattering chaos of which recalls some post-apocalyptic landscape fallen prey to destruction or, precisely, obliteration. The artist himself evokes " devastations by bombings, the collapse of the World Trade Center, to unauthorized tips chock-a-block with industrial and household waste in the middle of lush forests ". The confusion that these drawings, that find their origin in a number of rapid, almost impulsive, gestures exude proves to be propitious for all " visions "…Atermthat takes perhaps its fullmeaning in other recent works of the artist that, on the base of series of works in black and white - Ink mountains for Chemical landscapes and Erased landscapes for Coloured visions - offer hallucinatory landscapes beneath a deluge rainbow of which the near psychedelic aspects clashwith the voluntarily zen spirit ofmany of the artists black and white works. This unleashing of colours enhances of particourse the oddness that hisworks exude, aswell as the confusion they tend to provoke. Gilles Balmet is constantly looking for newcreative gestures andmethods andwith them(newterritories), as one of the eight recent series presented by the Editions MargueriteWaknine is called.This last series is the coloured version of a previous series called From above, using part of the title of an installation View from above (2003) of the german artistWolfgang Tillmans*, of whomGilles Balmet admires particularly the work that shares, specifically with this series, the experimentation and the play with colours and light that they reflect. To realize these works the artist disperses on a sheet of plastic of the sort painters-decorators use for protection and that has been laid down on the floor, coloured inks in an all overmotley. Sheets of paper of various sizes that have been humidified beforehand are laid on this and then, after a drying stage, taken off to reveal dark and lumenescent worlds that result fromthis carefully prepared random mating. Oscillating betweenmicroscopic andmacroscopic scales, organic and vegetal spheres, realist and " fantastic " ranges, the complex expanses composed by the artist invite multiple readings that sound like asmany extensions of thework that has become, through the view, the crucible of a myriad of mental persistant images, the unforeseeable alchemy of materials extending itself in the eye and the spirit of each spectator.

ANNE-LOU VICENTE SEPTEMBER 2009