GILLES BALMET
À vous de voir
En 2004, Gilles Balmet initie la série " Untitled (Rorschach)
". Soigneusement pliée en accordéon, la toile blanche
devient le réceptacle des fils de peinture noire coulant du pinceau
que l'artiste promène au-dessus d'elle, dans une chorégraphie
aussi prudente qu'improvisée. Cette gestuelle, qui n'est bien
sûr pas sans évoquer la pratique du dripping associée
au peintre américain Jackson Pollock, Gilles Balmet en fait ici
la base d'un procédé - et processus - de fabrication dans
lequel interviennent successivement le rassemblement de cet accordéon
de toile, puis, une fois la peinture répartie de chaque côté
de la pliure, de son " tirage ", terme qui pointe la dimension
photographique de cet instant révélateur. Recouvrant sa
forme originelle, la toile déployée dévoile alors
un ensemble de motifs, lesquels, à l'instar des taches constituant
les dix planches du test d'évaluation psychologique de Rorschach,
fonctionnent par symétrie - et immiscent d'ores et déjà
l'idée d'un voir double. D'emblée, l'artiste inscrit au
cur de son uvre - dont cette série est à plusieurs
titres " symptomatique " et révélatrice - l'importance
que revêt la dimension interprétative à son égard.
" Que voyez-vous ? " Telle est la question. La réponse,
quant à elle, est plurielle. Avec " Untitled (Rorschach)
", mais aussi, bien que d'une manière a priori moins évidente,
à travers toute son uvre picturale, Gilles Balmet "
teste " ni plus ni moins notre capacité à voir, mettant
sans conteste en défaut la formule tautologique d'un Frank Stella,
" What you see is what you see ", pour lui préférer
l'idée d'un au-delà du visible, transcendé par
l'imaginaire.
D'un bout à l'autre de son uvre, Gilles Balmet maintient
une tension, palpable, entre abstraction et figuration. La première,
inhérente à sa pratique artistique, est rattrapée
en chemin par la seconde, laquelle procède moins de sa volonté
de donner à voir un ensemble précis de formes que de notre
besoin " naturel " à vouloir les identifier. Même
lorsque le geste, bien qu'aléatoire, semble aller dans le sens
d'une prédétermination des formes, celles-ci s'inscrivent
au sein d'une réalité flottante, mouvante. C'est notamment
le cas de la série " Ink Mountains " (2009) qui, comme
son nom le laisse à penser, donne à voir des " montagnes
d'encre " dont l'apparition succède à l'immersion
partielle de feuilles de papier blanc dans des lavis d'encre de Chine,
puis à leur pulvérisation furtive de peinture acrylique
dont l'agglomération crée des scories accentuant le réalisme
de ces figures. Mais il n'en demeure pas moins difficile, voire impossible,
de leur attribuer une topographie immuable : tour à tour lunaires,
désertiques ou montagneux, les paysages qu'elles dessinent nous
transporte à chaque fois en terres inconnues.
Cette intention est poussée à son paroxysme avec une série
comme " Erased Landscapes " (2009) : aux formes harmonieuses
et paisibles des " Ink Mountains " s'est substitué
un enchevêtrement de traits au fusain et à la gomme dont
le chaos fracassant évoque quelque paysage post apocalyptique,
en proie à la destruction ou, précisément, à
l'effacement. L'artiste évoque lui-même " les ravages
de bombardements, l'effondrement du World Trade Center ou encore les
décharges sauvages regorgeant de détritus industriels
et ménagers au cur de forêts luxuriantes ".
La confusion qui transparaît dans ces dessins, eux-mêmes
nés d'un ensemble de gestes rapides, presque impulsifs, se révèle
propice à toutes les " visions "
Ce terme prend
peut-être tout son sens dans d'autres uvres très
récentes de l'artiste qui, sur la base de séries en noir
et blanc - " Ink Mountains " pour " Chemical Landscapes
" et " Erased Landscapes " pour " Coloured Visions
" -, donnent à voir des paysages hallucinatoires, sous un
déluge arc-en-ciel dont les accents quasi psychédéliques
détonent avec l'esprit volontiers zen de nombre d'uvres
en noir et blanc de l'artiste. Cette déferlante de couleurs ajoute
bien sûr à l'étrangeté qui se dégage
de ses uvres, et au trouble qu'elles sont susceptibles de provoquer.
Gilles Balmet n'a de cesse de rechercher de nouveaux gestes et processus
créatifs, et avec eux, de " nouveaux territoires ",
titre de l'une des huit séries récentes présentées
aux Éditions Marguerite Waknine. Cette dernière constitue
la version colorée d'une série précédente
intitulée " From Above ", reprenant partiellement le
titre d'une installation de l'artiste allemand Wolfgang Tillmans - View
from Above (2003) - dont Gilles Balmet admire particulièrement
le travail avec lequel il partage, à travers cette série
notamment, l'expérimentation et le jeu sur les couleurs et la
lumière qui en émane. Pour la réaliser, l'artiste
disperse, sur une bâche de chantier en plastique posée
au sol, des encres colorées créant sur toute sa surface
une sorte de all over bigarré. De différentes tailles,
des feuilles de papier préalablement humidifiées y sont
déposées puis, après une phase de séchage,
sont décollées, révélant ainsi des mondes
variablement sombres et luminescents nés de cette mise en contact
à la fois minutieuse et hasardeuse.
Oscillant entre les échelles microscopique et macroscopique,
les sphères organique et végétale, les registres
réaliste et " fantastique ", les étendues complexes
que compose l'artiste invitent à de multiples lectures qui sonnent
comme autant d'extensions de l'uvre devenue, à travers
le regard, le creuset d'une myriade d'images mentales rémanentes,
l'alchimie imprévisible des matières se prolongeant dans
l'il et l'esprit de chaque regardeur.
Anne-Lou Vicente, septembre 2009.
ENGLISH TRANSLATION BY HALBO KOOL / EDITIONS MARGUERITE WAKNINE
It's up to you to see
In 2004 Gilles Balmet initiates his series Untitled (Rorschach). The
painstakingly pleated white canvas becomes a receptacle for the black
paint trickling from the brush the artist takes, in a carefully improvised
choreography, for a walk above it. Gilles Balmet makes of this gesturing,
that obviously calls tomind Jackson Pollocks' dripping practice, the
base of a way and also a method of manufacture by pleating the canvas
like an accordion and then, when the paint has been deposited on both
sides of the pleats, unfolding the canvas and unvealing
gradually the image, like a photograph in its developer. Once fully
unfolded the canvas shows a set of patterns that, like the ten images
of the Rorschach psychological evaluation test, function by symmetry
and impose instantly the idea of seeing double. From the start the artist
puts at the centre of his work - and Untitled (Rorschach) is in several
ways " symptomatic " and revealing of this - the importance
of the interpretative dimension of that work.What do you see ? That
is the question. The answer ismultiple.With Untitled (Rorschach), as
with, albeit less clearly, all his pictorialworkGilles Balmet does nothing
less than " test " our capacity to see, defying clearly the
tautological
saying of a Frank Stella* : What you see is what you see, and preferring
the idea of a beyond the visible, transcended by the imaginary.
Throughout his work Gilles Balmet maintains a palpable tension, between
abstraction and figuration. The latter, originating less fromhis desire
to offer a precise entity of forms than from our " natural "
need to identify, catches up with the first, that is inherent to his
artistic practice. Even when the gesture, haphazard as it is, seems
to point in the direction of a predetermination of the forms these fit
at the heart of a floating,moving reality. This is especially true for
the Ink mountains (2009) that, as the name indicates, offers us "
mountains of ink ",whose apparition results fromthe partial immersion
ofwhite paper sheets in Indian ink washes followed by a furtive sparying
of acrylic paint, the build-up of which creates scoriae that accentuate
the realism of these images. Nonetheless it remains difficult, even
impossible, to confer thema set topography: the landscapes they draware
in turn lunatic, desert-like ormountanous and lead us time and again
to unknown lands.
This intention is pushed to its limit with works like the Erased landscapes
( 2009). The harmonious and peaceful forms
of the Ink mountains have been replaced by a confused profusion of marks
of charcoal and gum arabic, the shattering chaos of which recalls some
post-apocalyptic landscape fallen prey to destruction or, precisely,
obliteration. The artist himself evokes " devastations by bombings,
the collapse of the World Trade Center, to unauthorized tips chock-a-block
with industrial and household waste in the middle of lush forests ".
The confusion that these drawings, that find their origin in a number
of rapid, almost impulsive, gestures exude proves to be propitious for
all " visions "
Atermthat takes perhaps its fullmeaning
in other recent works of the artist that, on the base of series of works
in black and white - Ink mountains for Chemical landscapes and Erased
landscapes for Coloured visions - offer hallucinatory landscapes beneath
a deluge rainbow of which the near psychedelic aspects clashwith the
voluntarily zen spirit ofmany of the artists black and white works.
This unleashing of colours enhances of particourse the oddness that
hisworks exude, aswell as the confusion they tend to provoke. Gilles
Balmet is constantly looking for newcreative gestures andmethods andwith
them(newterritories), as one of the eight recent series presented by
the Editions MargueriteWaknine is called.This last series is the coloured
version of a previous series called From above, using part of the title
of an installation View from above (2003) of the german artistWolfgang
Tillmans*, of whomGilles Balmet admires particularly the work that shares,
specifically with this series, the experimentation and the play with
colours and light that they reflect. To realize these works the artist
disperses on a sheet of plastic of the sort painters-decorators use
for protection and that has been laid down on the floor, coloured inks
in an all overmotley. Sheets of paper of various sizes that have been
humidified beforehand are laid on this and then, after a drying stage,
taken off to reveal dark and lumenescent worlds that result fromthis
carefully prepared random mating. Oscillating betweenmicroscopic andmacroscopic
scales, organic and vegetal spheres, realist and " fantastic "
ranges, the complex expanses composed by the artist invite multiple
readings that sound like asmany extensions of thework that has become,
through the view, the crucible of a myriad of mental persistant images,
the unforeseeable alchemy of materials extending itself in the eye and
the spirit of each spectator.
ANNE-LOU VICENTE SEPTEMBER 2009
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